Georges Perec, W ou le souvenir d'enfance
Je ne sais pas si je n'ai rien à dire, je sais que je ne dis rien;
je ne sais pas si ce que j'aurais à dire n'est pas dit parce qu'il est
l'indicible (l'indicible n'est pas tapi dans l'écriture, il est ce qu'il
l'a bien avant déclenchée); je sais que ce que je dis est blanc,
est neutre, est signe une fois pour toutes d'un anéantissement une fois
pour toutes.
C'est cela que je dis, c'est cela que j'écris et c'est cela seulement
qui se trouve dans les mots que je trace, et dans les lignes que ces mots dessinent,
et dans les blancs que laisse apparaître l'intervalle entre ces lignes
: j'aurais beau traquer mes lapsus (par exemple, j'avais écrit "j'ai
commis" au lieu de "j'ai fait", à propos des fautes de
transcription dans le nom de ma mère), ou rêvasser des heures sur
la longueur de la capote de mon papa, ou chercher dans mes phrases, pour évidemment
les trouver aussitôt, les résonnances mignonnes de l'Oedipe ou
de la castration, je ne retrouverai jamais, dans mon ressassement même,
que l'ultime reflet d'une parole absente à l'écriture, le scandale
de leur silence : je n'écris pas pour dire que je n'ai rien à
dire. J'écris : j'écris parce que nous avons vécu ensemble,
parce que j'ai été parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres,
corps près de leur corps; j'écris parce qu'ils ont laissé
en moi leur marque indélébile et que la trace en est l'écriture;
l'écriture est le souvenir de leur mort et l'affirmation de ma vie.